Avec son célèbre livre L’Usage du monde, l’écrivain suisse, rayonnant d’élégance et de simplicité, a ouvert la route aux périples vers l’Orient et à la littérature de voyage. Découvrez ou re-découvrez un très grand voyageur, un poète de la route et un artisan du verbe.
Ecrivain, poète, photographe et iconographe passionné, Nicolas Bouvier naît en 1929 en Suisse, dans une famille bourgeoise protestante. Influencé par Jack London et Jules Verne depuis son enfance, il dévore les atlas et les cartes de géographie “comme on lit des polars” et dessine les cours des fleuves du monde dans le beurre de ses tartines. Quand il quitte Genève au début des années 1950 pour mettre le cap sur l'Asie, il laisse un avenir tout tracé pour inventer sa vie en découvrant le monde.
Les grands voyages fondateurs
En 1953, il entreprend un long périple entre Genève et la passe de Khyber, à cheval entre le Pakistan et l’Afghanistan avec son ami peintre Thierry Vernet. Dans une Fiat Topolino, les deux jeunes hommes s’élancent sur cette route devenue mythique. La traversée, de près de deux ans, donnera naissance une décennie plus tard au chef-d’œuvre L’Usage du monde.
Poursuivant son voyage en solo, Nicolas Bouvier se retrouve à Ceylan, aujourd’hui Sri Lanka, où il est saisi par la solitude et la déprime. L'éprouvant et superbe livre Le Poisson-scorpion raconte cet épisode radicalement différent, intérieur, sombre. Par la suite, au Japon, il semble renaître à lui-même. Le pays le fascine et le stimule. Sous sa plume reviennent légèreté, gaieté et courage. Chronique japonaise dresse le portrait historique et moral de cette société. Le Japon devient pour l'auteur un pays de prédilection où il retournera à plusieurs reprises.
On ne voyage pas pour se garnir d’exotisme et d’anecdotes comme un sapin de Noël, mais pour que la route vous plume, vous rince, vous essore, vous rende comme ces serviettes élimées par les lessives qu’on vous tend avec un éclat de savon dans les bordels. - Le Poisson-scorpion.
Toute sa vie n'a été qu'un mouvement permanent entre la Suisse et les routes d’Orient pour nous livrer au plus juste ce qu’il nommait “le dehors et le dedans”. Un récit est pour lui comme un moment revisité, un deuxième voyage. Et pour le lecteur aussi ! Grâce à lui, on part à Belgrade, Tabriz, Kaboul ou Hokkaïdo.
L’écriture du monde
L’écriture de Bouvier est reconnaissable entre toutes : ciselée, sensuelle, poétique. Il observe le monde avec un regard humble, une attention extrême, aimant les détails minuscules, les gestes simples, les silences. Sa prose, alerte et émerveillée, dessine en quelques mots un paysage, une rencontre, une ambiance, toujours avec une ironie délicatement irrévérencieuse.
Dans L’Usage du monde, les pages consacrées aux Balkans témoignent de son coup de foudre pour la région, son peuple, sa musique. La Yougoslavie, la Serbie, la Macédoine deviennent pour Bouvier un territoire d’éveil, à la fois rude et hospitalier. Il y perçoit une densité humaine rare, une intensité dans les gestes quotidiens. La force de Nicolas Bouvier est de nous les faire ressentir.
Une philosophie du voyage
Errances, épreuves, enchantements, jubilations et découragements… Loin de la vision romantique du voyageur du XXe siècle, Bouvier nous livre ce que le voyageur ne voit pas. A l’écart des sites et monuments célèbres, il semble disséquer l’intime et l’infime de chaque lieu, de chaque rencontre. Il décrit ainsi tous les aspects du voyage, tous ceux qu’il a vécus, les meilleurs comme les pires, les zones d’ombre, les visages oubliés.
L'expérience de l'ailleurs subjugue l’auteur et lui permet d'affiner son regard et de se délester du superflu. Le voyage, pour lui, est autant une affaire de curiosité que de discipline. Il exige de se dépouiller, de s’abandonner, d’accepter l’imprévu. Ce n’est pas l’exploit ou la performance qui comptent, mais le cheminement intérieur.
Insurpassable et inspirant pour toute une génération d'écrivains et de voyageurs, Nicolas Bouvier est avant tout un fabuleux ciseleur de mots et d'atmosphères. “L’Usage du monde était devenu ma Bible. L’Evangile de la route selon saint Nicolas”, écrit l’écrivain François-Henri Désérable dans L’Usure d’un monde, récit d’un séjour de quarante jours en Iran à la fin de l’année 2022. Récemment, dans L’Usage du Japon, Emmanuel Ruben relate ses explorations à vélo de l’archipel nippon en hommage à Nicolas Bouvier. Nombreux sont les écrivains reconnaissant leur dette envers l’auteur suisse, comme si son esprit se promenait encore le long des routes.