Tourisme durable

« Tourisme noir » : un photographe lève le voile…

12 Septembre 2016 - Culture / Entretien / Histoire / Portrait

Le photographe Ambroise Thézenas publie chez Actes Sud le recueil photographique « Tourisme de la désolation ». Durant 5 ans, il s’est inscrit aux visites de tour-opérateurs proposant à leurs clients des lieux de mémoire tels qu’Auschwitz, mais également des circuits plus douteux du style « Rwanda : gorilles & génocides ». Entretien autour de l’attraction morbide exercée par l’obscur sur l’humain ; depuis toujours. Et le business que commencent à en faire certains voyagistes… depuis peu.

 

 

Circuit sur les ruines du tremblement de terre au Sichuan, Chine

 


TV5MONDE : Comment est né votre intérêt pour le "dark tourism" ?
Ambroise Thézenas : En plus du travail de commande qui me fait vivre, je réalise régulièrement des travaux personnels, de grands projets autofinancés qui m’importent et se concluent généralement par la publication d’un livre. On est dans ce cas de figure, sachant qu’en 2004, je me trouvais au Sri Lanka au moment du tsunami. J’étais encore dans les terres lorsqu’il s’est produit, mais je suis arrivé sur le littoral juste après, en pleine désolation. Un choc. Il se trouve que 4 ans plus tard, de retour dans le pays, je suis repassé par cet endroit où, lors du tsunami, un train avait été soulevé par la vague et projeté dans la forêt vierge : 2000 morts. Le train était encore là et… tout autour, des dizaines de personnes amassées qui venaient « voir ça ». L’ex témoin que j’étais a été touché de plein fouet. Quelque chose de violent s’est levé en moi et sans vouloir faire de ces personnes des voyeurs, je me suis posé la question : si tu débarquais en vacances aujourd’hui et passais à côté, ferais-tu un détour ? Te prendrais-tu en selfie devant ?... Voilà comment est née mon interrogation.

TV5 : D’autres personnes s’étaient-elles intéressées à la question avant vous ?
AT : Oui, un chercheur au moins, que j’ai rapidement contacté, car mon travail photographique documentaire s’appuie toujours sur une importante recherche préalable. Le professeur anglais John J. Lennon venait justement de publier un ouvrage : « The dark tourism : the attraction of death and disaster ». J’ai lu son livre puis l’ai contacté. Les Anglo-saxons, les premiers, ont identifié cet aspect « dark tourism » et s’y sont intéressés. On a échangé et on s’est même rencontrés car mon travail l’intéressait. Puis j’ai fait mes reportages, durant 5 ans, sans vouloir être exhaustif, mais en choisissant des lieux mondialement connus et ouverts ; vrais lieux de mémoire pour certains, offres touristiques plus ambigües pour d’autres.

TV5 : Comment avez-vous procédé durant ces 5 années ?
AT : Avec ce type de travaux de longue haleine, on ne sait jamais au départ où l'on va se retrouver. J’ai abordé le reportage comme un voyage, en évitant de le conceptualiser à l'avance. J’ai commencé par Tchernobyl, lieu dont Lennon parle beaucoup et dont la dimension « touristique » s'est affirmée. Partant toujours de l’offre touristique ouverte au grand public, j’ai choisi un voyagiste que j’ai payé, demeurant parfaitement anonyme, et j’ai suivi la visite sans sortir des itinéraires fléchés, autorisés, réalisant le parcours dans le temps imparti aux touristes afin de me trouver dans la même situation qu’eux à voir la même chose qu’eux. Cela n’a pas été facile car j’utilise pour mes clichés une chambre grand format relativement lourde qu’il m’a fallu transporter partout en attendant le bon moment pour prendre mes clichés. Cela ne me gênait pas qu’il y ait des visiteurs visibles, mais je ne voulais pas non plus qu’ils paraissent montrés du doigt.


 

Mémorial du génocide de Bisesero, Rwanda

 


TV5 : Pourquoi ce parti-pris de vous mettre dans la peau d’un touriste et de passer par un T.O pour visiter ?
AT : Sans conceptualiser donc, il est néanmoins essentiel dans ce genre de travaux d’avoir un parti-pris de départ affirmé, et de s’y tenir, sans quoi on finit par s’éparpiller et se perdre ; le travail perd de sa cohérence. Or, il fallait que mon point de vue soit clair et net : montrer ce que voient les visiteurs, sans aucune tricherie ni artifice. On ne photographie pas non plus ces endroits à la légère. Je devais donc faire de mon mieux pour m’en tenir à ma position de visiteur anonyme pour transmettre ce que le visiteur voit et pouvoir ainsi partager mon questionnement.

TV5 : Combien de sites avez-vous photographiés et lesquels vous ont particulièrement marqué ?

AT : J’en ai vu 14 et conservé 12. Et celui qui m’a le plus marqué est celui où la dérive "marketing" est la plus évidente : l’ancienne prison soviétique de Lettonie de Karosta où il s’est passé des choses terribles et où l’endroit, repris par une entreprise privée, est devenu une sorte d’hôtel où, sous couvert d’intérêt historique, les gens se font enfermer une nuit et traiter "un peu comme" un pensionnaire de l’époque. Un professeur y avait amené ses élèves adolescents. Enfermés à 21h le soir et laissés sans lumière, ils ont été libérés le lendemain à 7h. Trois étaient tombés dans les pommes dans l’intervalle. Les gens qui organisent cela le font dans un but purement commercial et ne travaillent ni avec des historiens ni avec des psychologues… J’ai également été très touché, au Rwanda où, une fois sur place, on est vraiment pris à la gorge. C’est là qu’un TO proposait un tour intitulé « Gorilles & génocides ». Et j’ai également été très perturbé par ma visite, au Liban, à la frontière avec Israël d’un lieu devenu le premier exemple de  "tourisme djihadiste". Et que l’on vous fait d'ailleurs visiter dans le but affiché de faire passer un certain message.


 

Prison de Karosta, Lettonie

 


TV5 : Vous avez donc eu l’impression que certains, voire beaucoup de ces endroits, étaient abordés d’avantage dans une dimension de divertissement et de business que comme des lieux de mémoire où s’informer et se recueillir ?
AT : Tout à fait. On le ressent davantage sur les lieux liés à des génocides que sur ceux où survinrent des drames. A Auschwitz, le fait de voir des gens pique-niquer et rigoler m’a troublé. D’autant que dans la culture française on se fait une certaine idée, forte, des "lieux de mémoire", du "tourisme de mémoire" et du "devoir de mémoire" associé à "plus jamais ça !". Auschwitz, de plus, était ma première "visite" et je ne me sentais pas très à l’aise avec cette idée de l’associer au "tourisme noir". Je m’en suis ouvert, sur place, à la personne chargée de la communication et sa réponse a été : « honnêtement qu’Auschwitz soit inscrit sur une liste de « dark tourism », je m’en moque. Et les gens peuvent bien faire ce qu’ils veulent quand ils sont ici. Ce que je sais, moi, c’est qu’ils ne sont pas les mêmes en entrant et en ressortant ». C'est juste. Néanmoins, quand vous lisez la publicité pour une compagnie de cars claironnant : «Auschwitz avec un billet aller-retour ? C’est possible ! », cela vous interpelle. Quant aux lieux où se sont produits des drames, aux Etats-Unis, par exemple, l’emplacement où JFK s’est fait tirer dessus, le drame humain a d'évidence été complètement évacué, ne subsistent que le marketing et le "show", que l’on vous fait payer une petite fortune, d’ailleurs…


 

Circuit Tchernobyl, Ukraine

 



TV5 : Des chercheurs qui s’intéressent au phénomène, comme Brigitte Sion, font émerger des questions : faut-il faire payer la visite des lieux de mémoire ? Le prix d’entrée au Musée du 11 septembre : 24 € a créé la polémique et plus encore sa boutique de souvenirs. Faut-il séparer touristes et descendants des victimes, visites scolaires, etc. ?
AT : Le sujet est complexe et des voix s’élèvent de tous côtés, c’est vrai. Difficile d’avoir un avis tranché. Il y a une confrontation évidente entre ces lieux et le flux de plus en plus important de visiteurs qui les aborde. Arrêter ce flux n’est pas concevable, mais comment faire voir les lieux en question du mieux possible ? D’autant que les points de vue sont différents selon les cultures. En France, on est presque obsédé par le tourisme de mémoire, lequel est pris en charge par l’Etat généralement. On s’en fait une idée grave, c’est un sujet presque tabou. Ainsi mon éditeur français (le livre est sorti en anglais également) ne voulait-il pas que l’on mette Auschwitz dans l’ouvrage ; cela lui paraissait déplacé, quand les Anglo-saxons sont beaucoup plus décomplexés (trop ?) avec ces sujets et ne voient pas d’empêchement à les associer au business, donc au privé. Ce qui ouvre la porte à davantage de dérives, forcément, puisque la rentabilité devient l’objectif : le lieu devient, lui, la preuve en soi, le but, et non plus ce qu’il est sensé véhiculer comme message historique. J’ai plusieurs fois été exaspéré par la pauvreté de l’information délivrée : on comprend aussitôt que là n’est pas la priorité. De toutes les façons, je crois que c’est à chacun de se poser la question : dois-je y aller ? Et si « oui », dans quelles conditions et avec qui ?


 

Ambroise Thézenas

 


TV5 : Votre livre s’intitule en anglais « I was here » : « J’y étais ». Cela fait penser à Astérix et ses « J’étais à Gergovie, moi Môssieu ! ». Votre titre fait référence à l’attitude des gens sur ces lieux : selfies, graffiti... D’où vient, en l’Homme, ce besoin de se lier au lieu, de prouver sa présence ou quoi d’autre ?...
AT : « I was here » est un graffiti, emblématique, que j’ai pris en photo dans la fameuse prison lettonne, Ice 21. Graffiti laissé par un visiteur. Mais j’avais été bien plus choqué de trouver des tas de graffitis à Auschwitz, près de la salle où Mengele se livrait à ses expériences inhumaines, des témoignages du genre : « John loves Claudia ». Ma première réaction fut de trouver cela abject et de me demander comment on pouvait vouloir laisser sa trace près de graffitis émanant de personnes qui avaient tant souffert. Etait-ce un signe de l’éternelle fascination de l’Homme pour le mal ? De notre incapacité à tirer des leçons de l’Histoire ?... Et puis, notre époque vit un paradoxe : du fait des médias et de la mondialisation, nous n’avons jamais été autant confrontés au drame et, dans le même temps, on ne nous a jamais tenus aussi éloignés de notre propre mort ; elle a été gommée de nos vies le plus possible. Enfin, à une époque où tout est accessible, visitable, pratiqué, il faut aller « plus « loin » pour ressentir le frisson de l’inédit, l’aventure, le danger. Je me souviens si bien, lors de notre visite de Tchernobyl, lorsque la guide a consulté son petit compteur indiquant la radioactivité et annoncé en nous montrant l’aiguille : « Il ne faut pas rester, c’est très contaminé, ici » ; une femme s’est aussitôt écriée : « Mon Dieu, partons ! ». Mais il y avait une telle excitation dans sa voix…