Tourisme durable

Patrice Franceschi :
le voyage en... solidaire

23 Janvier 2017 - Initiatives / Portrait

Ecrivain, aviateur, marin, cinéaste… le Président de la Société des Explorateurs Français est un voyageur solidaire, toujours engagé dans un « juste combat » dans un coin ou l’autre de la planète (ces temps-ci, au Kurdistan). Rencontre avec un penseur hyperactif qui a fait sienne la devise de Malraux : « Vivre, c’est transformer en conscience une expérience aussi large que possible ».


Patrice Franceschi à la barre de son navire, la Boudeuse

Patrice Franceschi à la barre de son navire, la Boudeuse

 

 
TV5MONDE : Ecrivain, aviateur, marin, cinéaste… vous multipliez les modes d’exploration comme d’expression. Poussé par quel appétit, quelle quête ?
 
Patrice Franceschi : La vie, tout simplement. En France, où l’on aime les cases, on me reproche ma multiplicité, mais à mes yeux, c’est se limiter à un morceau de vie qui n’est pas raisonnable. Tout appréhender, voilà mon but, répondre aux trois questions fondamentales : 1) le monde, comment  ça marche ? 2) La vie, qu’est-ce que c’est ? Et 3) Les autres, c’est qui ? Nos existences ne sont qu’une lente maturation durant laquelle on cherche à comprendre ce que l’on vit. Or, cette exploration du monde n’a de sens qu’à la condition d’être féconde, de faire quelque chose des réponses que l’on trouve, des livres dans mon cas. Vivre pour simplement expérimenter, ressentir, être ému, ne m’intéresse absolument pas. Ce qui m’intéresse, c’est analyser et comprendre. Car c’est cette dimension-là uniquement : la Raison qui fait de nous des êtres humains authentiques.
 
 
TV5 : Loin d’être un loup solitaire, vous êtes un voyageur solidaire, engagé successivement aux côtés de tribus indigènes, de la résistance afghane, des Kurdes… Vous avez été Président de Solidarités Internationales et à l’initiative de nombreuses campagnes humanitaires. Qu’est-ce qui rend l’Homme si attachant à vos yeux ?
 
PF : C’est la troisième question fondamentale à laquelle j’essaie de répondre : rien de ce qui est humain ne m’est étranger. Je ne me fais pas d’illusion sur la nature humaine, mais il faut pourtant, au moyen de la raison, dépasser ses différents travers : l’intérêt, les passions, etc. Je me place clairement dans la vieille filiation stoïcienne ayant donné le jour à l’humanisme, un humanisme aujourd’hui attaqué de toutes parts. Aussi, je défends toujours la cause de l’Homme et je ne voyage jamais là où il n’y en a pas. J’ai assisté à tant de tragédies que ne pas m’engager me serait impossible. Agir est la seule chose qui marche et nous pouvons tous le faire !
 
 
TV5 : Vous avez mené vos explorations du monde de mille façons, mais, depuis une quinzaine d’années, vous avez élu domicile à bord d’un trois-mâts ancré en plein Paris, la Boudeuse. Pourquoi avoir choisi un tel bateau ?
 
PF : Je ne suis attaché à rien de matériel ; je suis un nomade qui se pose en Corse, sur ce bateau ou chez les Kurdes mais je nourris une vraie passion pour la mer et ce genre de navires traditionnels qui sont un sommet d’exigence. Un tel navire permet de voyager partout dans des conditions de romantisme et de poésie inégalables, une forme de liberté et d’aventure oubliées à l’heure où le contrôle et la sécurité deviennent les (terribles) règles communes. C’est la fable du chien et du loup : plus vous avez de sécurité, moins vous avez de liberté ; c’est mathématique. Ce bateau est un peu l’expression d’une certaine liberté qui agonise et sera bientôt oubliée.
 
 
 
La Boudeuse faisant voile vers le Brésil

 La Boudeuse faisant voile vers le Brésil

 
 
TV5 : Quels voyageurs vous ont inspiré et poussé à étendre le champ d’action de votre existence à la planète entière ?
 
PF : Aucun pur voyageur ; très peu sont intéressants. Ce qui n’est pas le cas des écrivains-voyageurs : Kessel, Hemingway, Buzzati… tous nous parlent, d’abord, de la condition humaine et de la façon dont chacun peut sortir de l’étroitesse de celle-ci, surtout lorsque l’on se rend dans des endroits où les choses ne se passent pas spécialement bien : se rendre compte, réaliser, témoigner, agir pour changer les choses, voilà ce qui m’intéresse : trouver des réponses aux trois questions fondamentales du début et y ajouter la fécondité, l’action fructueuse.
 
 
TV5 : Quel regard portez-vous sur le tourisme ?
 
PF : Il existe un tourisme de masse extrêmement réducteur et destructeur. Je reviens des îles Vanuatu où il a détruit une tradition millénaire, le saut du Gol, transformant l’Homme valeureux en bouffons pour touristes australiens. Et c’est vrai partout. C’est le contraire même du voyage. Le voyage est toujours apprentissage, initiation avec un minimum de risques et de responsabilité, seule manière d’apprendre. Il faut certes pousser les gens à voyager, mais pas en leur imposant un mode de voyage vidé de tout sens. Oui, à l’aide technique pour s’occuper des billets, des transports, etc. mais pas trimbaler de grands groupes entièrement pris en charge. Comme toute chose le tourisme a des aspects positifs et d’autres négatifs. Je suis allé récemment en République Dominicaine, 15 jours à l’hôtel, en famille. Je n’ai pas bougé, ai bouquiné, profité, rechargé mes batteries. J’étais venu pour ça, c’était parfait. Juste après cela, dans la vallée de l’Omo, des cars de touristes repartaient et un local, qui venait de singer ses ancêtres, démaquillait son visage peinturluré pour repartir à mobilette. « Pourquoi faites-vous cela ? » lui ai-je demandé. Grand sourire : « Pour la tune ! ». L’argent fausse tous les rapports humains et, de plus, on montre aux touristes quelque chose qui n’existe pas. C’est une mise en scène, le contraire de la réalité ! C’est cette imposture destructrice créée au nom du profit par un certain tourisme que je ne supporte pas. Les bateaux-mouches, en revanche, aucune duperie : on voit les choses sous un autre angle, on redécouvre Paris, c’est génial. Le tourisme ? Une part de lumière, une part d’obscurité, comme tout !
 
 
TV5 : Tout le monde, de nos jours, se rend partout ; même en Antarctique ! Quelle place reste-t-il pour les explorateurs ? Vont-ils disparaître, évoluer ?
 
PF : Ils vont disparaître, oui, si ce n’est déjà fait. Aujourd’hui, on se fait poser en hélicoptère au Pôle Nord et au Cap Horn, où on veut. Les gens disent : « J’ai fait le Cap Horn ». Mais, sur un bateau de 50m avec 5000 passagers à bord ; ils n’ont rien fait du tout ! Rien, en tous cas, de ce qui fait de ces lieux, des mythes : leur inaccessibilité ! En revanche, on va bientôt m’interdire de passer ce même Cap Horn sur mon vieux voilier pour « mise en danger de la vie humaine » ! Il faut arrêter de promettre le monde sauvage, il n’existe plus et ce qui en reste deviendra de moins en moins accessible à chacun au nom de la sécurité.
 
 
Patrice Franceschi : Sur la trace des chercheurs d'or clandestins

Sur la trace des chercheurs d'or clandestins

 
 
TV5 : Alors, peut-on voyager partout ? Doit-on, au contraire, « préserver » certains lieux et populations (animales comme humaines) du flot touristique ?
 
PF : Dans notre société du divertissement et du profit, il convient, parfois, d’être intolérant. On a parlé des aspects « rouleau compresseur » du tourisme. En Amazonie, certaines zones ne sont plus accessibles, sauf en se procurant des autorisations. Et c’est bien. Idem en Guyane française depuis longtemps. En ce moment même, certains politiques et financiers font tout pour faire sauter les clauses qui protègent l’Antarctique. S’ils y parviennent, ce sera la catastrophe. Face à la multiplication des tragédies, il faut parfois limiter voire interdire les accès à certains milieux naturels et humains devenus rares.
 
 
TV5 : Quels conseils donneriez-vous aux jeunes qui aspirent à vivifier leur « esprit d’aventure » en chassant l’horizon ?
 
PF : L’esprit d’aventure, ce sont 4 vertus : l’aptitude à la prise de risque, le non-conformisme, le goût de la liberté et le désir d’apprendre. Si vous disposez de cela (qui est libre et gratuit, rien de plus démocratique), alors vous possédez tout. Partez, voyagez seul, mais en conscience et avec cette volonté d’en faire quelque chose. Vous tirerez un constat pessimiste du monde (pas de l’Homme), mais vous vous forgerez une vie active, passionnée et pleine d’optimisme. Vous vous dépouillerez de tout et découvrirez la vraie richesse, intérieure. Tout, toujours n’est qu’une affaire d’intention manifestée, puis de lucidité.
 
 
Patrice Franceschi a monté des dizaines d’expéditions (dont le 1er tour du monde en ULM). Il a publié environ 25 livres : romans et récits, et réalisé autant de documentaires, tous diffusés à la télévision.
 
 
Patrice Franceschi : Sur le pont de la Boudeuse, retour d'expédition

Sur le pont de la Boudeuse, retour d'expédition